1)
L'estampe japonaise et sa technique :
la réunion de quatre talents
L'estampe
japonaise est réalisée par un procédé
de gravure sur bois : une planche gravée puis encrée
est appliquée sur une feuille de papier végétal.
La
réalisation d'une estampe japonaise nécessite l'union
de quatre talents :
- celui du dessinateur : c'est son nom que l'histoire de
l'art retient (nom d'artiste réduit à son prénom
le plus souvent, Utamaro ou Hokusai par exemple).
- celui du graveur : il grave, sculpte plutôt, les
planches de bois, un bois pour deux ou trois couleurs plus un bois
pour le trait de contour.
- celui de l'imprimeur : il encre les planches et presse
la feuille de papier végétal successivement sur chacune
d'entre elles.
- celui de l'éditeur : il est le " chef d'orchestre
". Il découvre les dessinateurs, graveurs, imprimeurs
de talent, les met sous contrat et les réunit pour produire
une uvre gravée.
Le
XXe siècle verra par ailleurs de façon très
originale pour le Japon, à partir de 1904, la naissance d'un
courant où l'artiste dessinateur grave et imprime lui-même
ses estampes. Ce courant s'appelle Sosaku hanga (Estampe
créative).
2)
Naissance de la gravure en Chine, perfection ultime au Japon
La
technique de la gravure sur bois est appelée "xylographie".
Elle est mise au point par les Chinois pour imprimer et diffuser
les textes bouddhistes. Parfaitement aboutie sous les Tang (794-1185),
on imagine qu'elle était connue avant.
Les moines bouddhistes chinois la diffuseront en Corée
et au Viet Nam, puis au Japon.
La
gravure sur bois est importée au Japon à l'époque
Heian (794-1185). Elle sert d'abord à l'écriture
des textes religieux. En 1225, la première estampe
est imprimée, le Sutra du Lotus, réalisée
par Koei.
La xylographie devient, à la même période,
la technique d'impression des livres dont les genres les plus
représentés sont le roman, le conte illustré
et le livre d'images commentées. Des estampes illustrent
ces ouvrages, les rendant plus encore plus accessibles à
une population dont la pratique de la lecture ne va cesser de progresser.
Puis
des estampes sont tirées sur feuilles volantes. Elles
sont destinées à être distribuées,
affichées puis vendues quand la qualité de l'impression
s'améliore.
A partir de 1640, le gouvernement féodal des shogun de la
famille Tokugawa pratique une politique de fermeture totale du
pays (sakoku) jusqu'au milieu du 19ème siècle
: la loi interdit aux Japonais de quitter le pays sous peine
de mort et interdit aux étrangers d'y entrer.
De ce fait, les techniques d'origine occidentale comme la presse
d'imprimerie, la lithographie ou la taille-douce n'y pénètrent
pas. La gravure sur bois restera, jusqu'au milieu du XIXe siècle,
le seul procédé d'impression. Elle atteindra,
pour cette raison, une perfection jamais égalée
dans le reste du monde.
3)
L'estampe japonaise de l'Ukiyo-e au Shin hanga, trois générations
d'artistes
De
1660 à 1960, la création dans l'estampe japonaise
ne s'est guère arrêtée. Alternant âges
d'or et passages à vide, elle a sans cesse reflété
l'évolution économique et sociale d'un pays où
art et artisanat sont peu dissociés.
1ère
génération : Naissance et développement de
l'estampe Ukiyo-e pendant la période Edo
(1603 - 1868)
Edo
est, jusqu'en 1868, le nom de l'actuelle Tokyo. Le Shogun
Ieyasu Tokugawa y installe en 1603 le gouvernement du Japon.
Elle devient le centre politique du pays. Kyoto reste la ville
où vit l'empereur. Le Shogun décide ensuite que
tous les seigneurs du Japon devront résider une année
sur deux à Edo. Ils s'y installent alors avec leurs samouraïs.
Avant
l'avènement d'Edo, le Japon ne connaissait que trois classes
sociales : les paysans, les guerriers et les nobles.
A la fin du 17ème siècle, apparait la classe des
marchands et des artisans, les chonins, car il faut
subvenir aux besoins des seigneurs en résidence alternée.
Edo, à l'origine petit village de pêcheurs,
va devenir l'une des plus grandes villes du monde, comptant près
d'un million d'habitants en 1830. Ce qu'on appelle "la
période Edo" est une ère de prospérité
et de paix renforcée par la fermeture du pays.
Les
marchands et artisans d'Edo, classe sociale méprisée,
n'ont pas le droit au pouvoir politique mais ils s'enrichissent
rapidement. Ils dépensent leur argent dans les quartiers
de plaisir tel le célèbre Yoshiwara et développent
une mentalité citadine et un goût pour le luxe et
pour l'apparat.
Deux
types d'uvres graphiques vont cohabiter et s'opposer pendant
cette période :
- La peinture traditionnelle poétique, héroïque
ou religieuse appréciée par l'aristocratie. Les
artistes résident la plupart du temps à Kyoto.
- L'estampe, art de feuilles volantes, considérée
comme vulgaire et dont raffole la bourgeoisie commerçante
d'Edo.
a) Le statut de l'estampe Ukiyo-e : un objet
éphémère à vocation publicitaire
L'estampe
devient indépendante du livre en répondant aux
besoins d'un pays fermé et d'une société prospère,
urbaine et masculine.
Elle est, jusqu'au XIXe siècle, à la fois un canal
de diffusion et de promotion de l'actualité des divertissements
de la ville et un moyen d'en conserver le souvenir.
L'estampe est l'expression d'un mode de consommation urbain tourné
vers la recherche de plaisirs. Dans tous les cas, l'estampe
n'est pas une uvre d'art. Elle est faite pour être
jetée et remplacée quand elle n'est plus d'actualité.
Un
comédien célèbre va créer un rôle
au théâtre kabuki, le propriétaire du théâtre
commande alors une estampe qui le met en scène. Un client
veut conserver le portrait souvenir d'une courtisane
rencontrée lors d'une soirée agréable, il achète
l'image qui la représente. L'estampe peut aussi annoncer
l'arrivée de nouvelles courtisanes dans une "maison
verte" (maison close) ou le combat à venir d'un lutteur
de sumo émérite.
Ukiyo-e
est le nom que prennent l'estampe et la peinture non académique
du 17ème au 19ème siècle. Ukiyo-e se traduit
par "image du monde flottant", ukiyo ayant pour
sens "monde flottant", e signifiant "image".
Ukiyo a eu deux sens qui se sont succédés. Le terme
prend d'abord un sens d'origine bouddhique à partir du
9ème siècle. "Monde flottant" est alors
à interpréter comme "monde impermanent",
ce qui signifie que la réalité est instable et illusoire
et que l'homme court un danger à s'attacher à elle.
Puis il connait un glissement de sens au 17ème siècle.
Le "monde flottant" est le monde dans lequel
il est bon de ne s'attacher à rien et de ne vivre que pour
le moment présent. Ce glissement de sens s'est fait par
homophonie avec une graphie différente, le mot se
prononçant de la même façon que dans son sens
bouddhique mais s'écrivant avec des caractères différents.
Les
Japonais donnent ce nom aux estampes car ils reconnaissent l'adéquation
entre ces images de leur quotidien et leur façon de vivre
hédoniste et distanciée.
Le destin de la courtisane est une illustration parfaite
et poignante de l'idée du "monde flottant". Soumise
aux variations de la mode et à la fluctuation du désir
des hommes, elle ne connaîtra ni l'amour sincère,
ni la sécurité. Elle sera toujours ballottée
sans avoir aucune prise sur son destin.
On
considère en général que l'âge d'or
de l'estampe Ukiyo-e est la période comprise entre 1760 et
1810.
b) Le monde de l'estampe : des clients et
des artistes
Le
monde de l'estampe est totalement déconnecté des courants
officiels telle l'école de peinture Sotatsu-Korin.
Pourtant elle a ses raffinements car, comme la noblesse, cette
classe de marchands et d'artisans a ses codes et son esthétique
liés à une culture matérialiste orientée
vers la recherche du plaisir. Ces hommes aiment la poésie
et ont le goût du jeu. Ils adorent que l'estampe présente
une signification cachée à découvrir.
Ils aiment aussi que sa composition pastiche la grande peinture
bouddhique.
En
trois siècles, l'usage de l'estampe a évolué.
On peut citer trois exemples : l'estampe pilier, l'estampe cadeau,
l'estampe de luxe.
L'estampe pilier : De forme longue et étroite,
est l'un des premiers formats utilisés. Elle est initialement
faite pour être collée sur les piliers. C'est
véritablement une affiche qui annonce les grands événements
du théâtre kabuki ou du monde des sumo. Ce format s'appelle
hashira-e, hashira signifiant "affiche".
L'estampe cadeau : D'autres estampes sont d'un grand raffinement
technique (gaufrage du papier, ajout de poudre de mica, d'or
ou d'argent). Elles peuvent servir à la coutume des cadeaux
entre amis pratiquée chez les marchands aisés de la
ville ou les samouraïs de haut rang.
L'estampe de luxe : Il existe en parallèle une catégorie
d'estampe qualifiable de production de luxe. Elles font l'objet
de commandes spéciales pour des occasions particulières.
Elles sont destinées, elles, à être conservées
: ce sont les surimono.
La
réalisation de l'estampe est aussi caractéristique
de son coté éphémère : elle est
issue d'un processus de fabrication plutôt artisanal qu'artistique
et plutôt collectif qu'individuel.
Le dessinateur d'estampe travaille sous le contrôle de l'éditeur
qui est avant tout un commerçant. Il se spécialise
sur un type de sujet, à la fois par goût et sous l'impulsion
de l'éditeur toujours prêt à suivre les
engouements de la clientèle.
Utamaro Kitagawa (1753-1806) dessine les courtisanes et les
geishas travaillant dans le quartier des plaisirs, Sharaku Toshusai
(actif en 1794-1795) les comédiens du théâtre
kabuki. Hokusai Katsushika (1760-1849) et Hiroshige Utagawa
(1797-1858) représentent les paysages et sites célèbres
du Japon.
c)
Données stylistiques de l'Ukiyo-e pendant la période
Edo.
Un trait stylisé
Le résultat d'une gravure sur bois au temps de l'Ukiyo-e
est une image qui privilégie le trait de contour et les aplats
de couleurs.
Le dessin en est donc stylisé et les formes par nature
synthétiques. La planéité en découle
sans poser problème dans un pays où elle est déjà
un élément traditionnel de la peinture.
La restitution du volume, du modelé, en d'autres termes
l'enjeu du réalisme, n'est pas la préoccupation
des artistes.
Des couleurs en aplat ou en dégradé
Les couleurs jouent alors un rôle essentiel pour
atténuer la stylisation. Elles compensent la dureté
du trait, elles modulent l'espace et animent une composition
en lui évitant l'austérité.
Artistes et éditeurs ont bien compris la nécessité
de cette animation.
Les paysagistes Hiroshige et Hokusai proposent le recours aux
dégradés de couleur (bokashi) pour animer les surfaces
en aplat comme les ciels et les étendues d'eau.
Les artistes fournissent à cette époque un dessin
à l'encre avec des indications manuscrites de couleurs et
laissent le soin à l'éditeur de décider de
la présence de ces dégradés et de leur niveau
de subtilité. Le bokashi est couteux en termes de temps
et peut n'être réservé, par décision
de l'éditeur, qu'aux 200 premiers tirages par exemple.
Les variantes
Les variantes s'introduisent ainsi dans l'estampe Ukiyo-e : un même
motif d'estampe a ou n'a pas de dégradé, a un dégradé
délicat ou un dégradé rapidement exécuté.
Les éditeurs peuvent aussi proposer, pour une même
estampe, une production avec moins de couleurs. Ce choix
permet de réduire le nombre de bois gravés, le temps
passé à l'impression et ainsi d'abaisser les coûts.
Le gouvernement d'Edo avait, lui aussi, bien compris la
force attractive des couleurs et la façon dont elles
sublimaient l'estampe. Périodiquement, la censure érigée
contre le luxe contraint les éditeurs à restreindre
le nombre de celles-ci.
Le
nombre de tirages
Pendant cette période et au cours de la période suivante
(ère Meiji), l'estampe était tirée à
une centaine d'exemplaires si elle ne plaisait pas et jusqu'à
plusieurs milliers si elle avait du succès.
Certaines estampes d'Hiroshige ont atteint 30 000 exemplaires.
Toute planche usée par le processus d'impression ou
abimée était réparée ou regravée.
d)
Les genres dans l'estampe
Le
portrait de femme
Utamaro
est le plus grand portraitiste
de la période Edo. Ses représentations de courtisanes,
geishas, serveuses des maisons de thés sont toujours
recherchées des collectionneurs.
On parle chez lui de portraits véritables car l'identité
du modèle est souvent mentionnée. Pourtant les caractéristiques
des femmes de l'Ukiyo-e sont toujours les mêmes : traits
extrêmement simplifiés, absence totale de modelé
offrant un visage sans chair. Dessinée de trois quarts,
son regard est invariablement détourné.
Cette stylisation induit une difficulté pour les occidentaux
à considérer que ces images puissent être des
portraits tant ces femmes sont peu différenciées.
L'explication est que l'artiste représente un type
social ou psychologique (la courtisane, la geisha, l'amoureuse
languissante
) mais jamais un individu. Sa préoccupation
n'est pas la ressemblance, mais la fidélité à
la réalité d'un type de femme, à ses vêtements,
sa coiffure, son attitude ou l'expression de son visage.
Quand la censure interdit en 1793 que l'on dessine des femmes
autres que les courtisanes du Yoshiwara, il suffit au gouvernement
du Shogun d'imposer que le nom de la femme ne figure plus sur
l'estampe car elle n'est jamais identifiable à son visage.
Le paysage
Le
genre du paysage est un apport majeur à l'estampe Ukiyo-e
vers les années 1830. Les débuts du tourisme
vont entrainer le développement du genre. La bourgeoisie
aisée parcourt les routes. Les premiers guides touristiques
sont rédigés.
La contemplation de sites célèbres devient un centre
d'intérêt très fort dans un pays qu'il est interdit
de quitter. Comme dans l'art européen, le paysage sert
d'abord de cadre à d'autres sujets puis il devient autonome.
Stylistiquement,
la nécessité de rendre la perspective de façon
réaliste s'impose dans l'estampe de paysage. La perspective
était très approximative jusque là, multipliant
les points de fuite, mais il faut séduire une clientèle
bourgeoise qui veut des images lisibles et justes.
Vers 1750, Toyoharu (1735-1814) en avait étudié
les principes en copiant des ouvrages européens qu'il
se procurait malgré la fermeture du pays. Il appliquera ses
recherches à l'estampe, ouvrant la voie à Hokusai
et Hiroshige dont Toyoharu forma le maître.
Hokusai
et Hiroshige sont les artistes dominants de l'époque.
Leurs paysages sont souvent habités de scènes de la
vie populaire parfois très anecdotiques. Les deux artistes
vivent un carnet à la main pour croquer sur le vif les
murs de leurs contemporains. La traduction du mouvement qui
n'était pas la préoccupation des artistes devient
l'obsession des deux paysagistes.
La durée de vie du genre du paysage rural est très
courte. Vers 1870, le paysage urbain le remplace montrant les
villes japonaises en pleine occidentalisation. Les représentations
de Yokohama puis de Tokyo se multiplient avec des architectures
modernes, des personnages de type occidental se mélangeant
à une foule japonaise encore en vêtements traditionnels.
L'ouverture du Japon au reste du monde suivi de son appropriation
des techniques occidentales va faire tomber l'estampe en désuétude
et paradoxalement lui apporter le statut d'uvre
d'art qui lui manquait.
2ème
GÉNÉRATION : l'estampe Ukiyo-e sous l'ère Meiji
(1868 - 1912)
a)
Ouverture du Japon et perte d'intérêt pour l'estampe
En
réaction à deux siècles et demi d'isolement
total du Japon, préjudiciable au développement
du commerce occidental, les États-Unis envoient une flotte
armée en 1853, puis en 1854. Devant la menace
d'un conflit armé, le pays interrompt le sakoku et s'ouvre
aux étrangers avec la signature de traités
de commerce.
Il s'en suit l'extraordinaire révolution Meiji, unique
en Asie. Le Japon bâtit un État fort et se modernise
pour ne pas être absorbé par l'Occident.
Avec l'occidentalisation frénétique du pays à
partir des années 1870, l'estampe perd son statut de medium
privilégié face à l'usage de la photographie
qui enflamme le pays. Plus grave encore, l'imprimerie et
la lithographie supplantent la gravure sur bois.
b)
Les derniers grands dessinateurs de l'Ukiyo-e
Les
temps deviennent difficiles pour les artistes dessinateurs
d'estampes dès la fin du 19ème siècle, même
si Yoshitoshi Tsukioka (1839-1892) et Kiyochika Kobayashi
(1847-1915) incarnent une forme de résistance. Ces
artistes renouvellent les thèmes traditionnels tout
en assumant une nostalgie forte du Japon ancien.
Kiyochika triomphe dans l'illustration
satyrique et les images sur la guerre sino-japonaise de 1894-1895,
mais il dessine aussi dans la tradition romantique de l'Ukiyo-e
des vues nocturnes de Tokyo éclairée au gaz.
Le dessin de Yoshitoshi est virtuose,
très fouillé, travaillant chaque détail.
On reconnait aisément l'influence de l'Occident dans sa technique
: tendance au réalisme, utilisation maitrisée
de la perspective, personnages aux proportions parfaites.
Mais il porte fortement l'empreinte poétique de la tradition
picturale japonaise et chinoise dont il tire une atmosphère
fantastique. Sa célèbre série, "les
100 aspects de la lune", a été conçue
comme un contrepoint à l'esprit moderniste du temps.
Sa mort en 1892 sonne définitivement le glas de la
création dans l'Ukiyo-e.
L'estampe
n'est plus demandée au Japon mais dans le même
temps elle circule largement en Europe.
Les Impressionnistes, les peintres symbolistes et
de riches marchands d'art la collectionnent avec ferveur
entrainant à leur suite une foule d'amateurs émerveillés.
Elle acquiert alors le statut d'objet d'art qui lui manquait
dans son pays d'origine.
3ème
GÉNÉRATION : Le nouvel âge d'or de l'estampe
japonaise avec le Shin hanga
("Estampe nouvelle") (1905-1960)
a)
Naissance du Shin hanga
Vers
1905, un marchand d'estampes âgé de 20 ans,
Shozaburo Watanabe, fait un état des lieux.
Il constate une demande forte des collectionneurs en Europe et
aux Etats-Unis. La manière établie d'y répondre
est de réimprimer des planches anciennes ou de graver
des planches neuves pour reproduire des images dessinées
aux siècles précédents.
Le Japon, jugé exotique et conservatoire de traditions,
fait véritablement rêver l'Occident.
Sous ses yeux, des artistes dessinateurs d'estampes gâchent
leur talent à illustrer les journaux ou peindre sur porcelaine.
Les artisans, graveurs et imprimeurs, travaillent à la reproduction
de l'Ukiyo-e pour l'exportation.
Il pense alors qu'il est temps d'initier la création
de nouvelles estampes dessinées selon ce que désirent
contempler les collectionneurs : une vision romantique du Japon
qui a cessé d'exister à la fin de la période
Edo en 1868.
Watanabe ouvre alors un atelier à Tokyo
en 1907 avec un graveur et un imprimeur.
b)
Choix des artistes
Watanabe
veut introduire une sensibilité moderne, ce qui veut
dire
"occidentaliser" le dessin. Il va alors recruter ses artistes
comme un chasseur de tête d'aujourd'hui.
Il embauche d'abord des artistes étrangers qui séjournent
au Japon : Fritz Capelari (autrichien), Elisabeth
Keith (écossaise), Charles W. Bartlett (anglais)
Puis il recrute des peintres et dessinateurs japonais qu'il convertit
à l'estampe : Hasui Kawase, Shiro Kasamatsu, Goyo Hashiguchi,
Ito Shinshui, Hiroshi Yoshida, Koitsu Ishiwata, Koitsu Tsuchiya,
Hiroaki Takahashi, Natori Shunsen
Il
nommera ces estampes Shin hanga (Estampe nouvelle) à
partir de 1921, afin de mettre l'accent sur le renouvellement
du style. Contrairement à l'estampe Ukiyo-e, l'estampe
Shin hanga n'aura aucune vocation utilitaire. Elle est,
dès sa conception, un objet d'art.
De
1905 à 1942, Watanabe fera travailler artistes et
artisans selon sa ligne artistique. 2000 estampes seront
produites pendant cette période.
c)
L'estampe Shin hanga avec la touche Watanabe : un aller et retour
entre tradition et modernité
Le
Shin hanga va rompre avec l'estampe traditionnelle.
D'une part, sa stylistique s'éloigne des modèles
de l'Ukiyo-e, donc d'une forme d'esthétique japonaise
pour affirmer une sensibilité moderne de type occidental.
D'autre part, son statut inédit d'uvre d'art
exige des artisans à son service une extrême virtuosité.
d)
Stylistique du Shin hanga : une nouvelle façon de gérer
la couleur
Avec
le Shin hanga, sous la férule de Shozaburo Watanabe,
le réalisme descriptif, étranger jusque là
à l'art pictural japonais, s'empare de l'estampe.
Les estampes sont composées avec les techniques de représentation
de l'art occidental.
La perspective linéaire (un seul point de fuite) est
parfaitement maitrisée. Le désir d'en finir avec
l'aplat de couleur qui signe traditionnellement la gravure sur
bois est obsessionnel.
Les dégradés de couleurs sont omniprésents
et toujours très élaborés pour composer les
reflets et rendre les textures.
La planéité est proscrite. Il s'agit, par le
dessin ou la couleur, de rendre le volume, la profondeur et d'étager
les plans avec une véritable passion pour le naturalisme.
Car le naturalisme est la préoccupation majeure du
grand éditeur et, sous son influence, la lumière
entre dans l'estampe pour introduire un traitement du sujet
proche de celui de la peinture classique européenne.
Les effets de lumière du Shin hanga sont inédits
dans l'art japonais.
Très loin des rendus de l'Ukiyo-e ou de l'estampe de paysage
Meiji, les paysages baignent dans une lumière solaire
ou lunaire qui colore l'atmosphère, créant ombres
et reflets.
Le soleil scintillant sur la neige, le halo froid de la lune, l'horizon
gris-bleu haché par l'averse sont restitués
par la virtuosité des artisans imprimeurs.
Gravure et impression atteignent ainsi des sommets dans la perfection.
Car c'est à l'homme de se dépasser, aucun progrès
technique n'étant profitable aux matériaux de
base (encres, papiers, bois et outils de gravure et d'impression)
qui restent identiques à ceux du siècle précédent.
Le naturalisme de l'estampe Shin hanga impose l'utilisation d'une
trentaine de couleurs au lieu d'une dizaine pour l'Ukiyo-e.
Pour représenter le plus fidèlement possible le dessin
de l'artiste, on passe de quatre ou cinq planches gravées
à dix ou douze. Les graveurs sont mis à l'épreuve
par un dessin très dense, enrichi de mille détails.
Les artistes remettent une aquarelle à l'éditeur
et les dégradés de couleurs doivent être scrupuleusement
respectés.
Pour un tirage, l'imprimeur applique jusqu'à 30 fois la
feuille sur le bloc encré, travaillant éventuellement
à chaque passage les bokashi (dégradés de couleurs).
L'exigence de Watanabe dans la précision du trait gravé
et la restitution des couleurs est sans limite.
e)
Un rythme de production différent
Au
cours des siècles précédents, l'estampe était
tirée à une centaine d'exemplaires si elle ne plaisait
pas et jusqu'à plusieurs milliers si elle avait du succès.
Certaines estampes d'Hiroshige avait atteint 30 000 exemplaires.
Toute planche usée par le processus d'impression ou abimée
était réparée ou regravée.
Avec le Shin hanga, la production d'une estampe s'arrête
dés qu'un bois est usé. Cette politique limite
le nombre d'exemplaires à environ un millier par estampe.
Le système des variantes pour raisons d'économie
disparait. Du premier au dernier tirage, les estampes sont aussi
identiques l'une à l'autre que le processus artisanal
l'autorise.
f)
Des sujets classiques mais renouvelés et un esprit japonais
jamais trahi
Malgré
l'occidentalisation du dessin, le résultat ne trahit jamais
l'esprit japonais.
D'abord les thèmes que Watanabe favorise sont ceux de l'Ukiyo-e
: paysages et lieux célèbres du Japon, portraits
de femmes et d'acteurs.
Le genre, appelé kacho-e, (images de fleurs ou d'animaux)
est abondamment représenté et avec un naturalisme
éclatant.
La touche Watanabe révolutionne le traitement de ces
sujets en les maintenant néanmoins dans la tradition d'un
art où la nature est au premier plan et où
la femme est livrée passivement aux regards.
g)
Le portrait de bijin-ga (belles femmes) est renouvelé
La
nouvelle bijin-ga, celle du Shin hanga, représente
la fusion de
l'Ukiyo-e avec le style contemporain qui émerge au Japon
au début du siècle.
Watanabe avait, dès le début de son entreprise, posé
comme objectif le recrutement d'un artiste dessinateur qui sache
opérer cette fusion.
Il recrute Goyo Hashiguchi (1880-1921)
sans doute le plus grand artiste japonais du XXe siècle
s'il n'était mort si jeune.
Mais ils ne font qu'une estampe ensemble, Goyo voulant être
son propre éditeur quitte très vite Watanabe mais
celui-ci a eu le temps de former le jeune artiste à sa
doctrine.
Les portraits de femmes de Goyo sont parmi les plus beaux et
caractéristiques du Shin hanga. On le surnomme "l'Utamaro
de l'ère Taisho", l'ère Taisho allant de 1912
à 1926.
Loin des stéréotypes des siècles précédents,
il dessine une femme de chair. Il s'agit de son amante et
modèle favori, une serveuse de restaurant dont le visage
est aisément identifiable d'une estampe à l'autre.
Dans ses estampes et celles des deux autres grands dessinateurs
du genre bijin-ga, Ito Shinsui (1898
- 1972) et Torii Kotondo (1900-1976)
, la femme est raffinée et d'apparence très
féminine.
Les activités auxquelles elle se vouait dans l'Ukiyo-e sont
bannies (écrire, servir le thé, faire un bouquet),
elle ne s'occupe que d'elle-même (bain, coiffure, maquillage)
offrant ainsi au spectateur l'impression qu'il la surprend dans
son intimité. Si elle s'aventure au dehors, elle
regarde la neige qui tombe, des fleurs ou un autre symbole de la
beauté de la nature.
Mais la femme du Shin hanga est aussi plus sensuelle, réelle
et accessible, moins archétypale que dans l'estampe des
siècles passés.
h)
Le paysage
Avec
le Shin hanga, le goût pour la représentation du mouvement
des paysagistes du XIXe siècle disparaît totalement.
La nature est toujours magnifiée et sert encore d'écrin
aux lieux célèbres. Elle porte souvent les attributs
d'une saison.
Mais l'anecdote présente dans l'uvre d'Hokusai et Hiroshige
a disparu, laissant la place à une approche esthétisante.
Le paysage devient aussi contemplatif et silencieux que le portrait
de femme. Il peut être habité d'une silhouette vêtu
d'un kimono se protégeant de la pluie ou d'une bourrasque
de neige grâce à son ombrelle.
Son visage est dissimulé pour affirmer le rôle simplement
décoratif de sa présence dans la composition.
Les architectures occupent une place plus grande : vues de
châteaux de pierres, de temples ou de leurs portes
monumentales mais aussi rues de villages anonymes bordées
de maisons de bois.
Ces lieux sont montrés dans une version où ils
auraient résistés aux effets destructeurs du modernisme.
Ils prennent alors valeur de symboles nostalgiques d'un monde à
jamais disparu.
Hasui
Kawase (1883-1957) est le maître absolu de l'estampe
Shin-Hanga de paysage. Il va travailler 50 ans avec Shozaburo
Watanabe.
Point commun avec Hiroshige et Hokusai, il a passé sa
vie à parcourir le Japon avec son carnet de croquis à
la main.
Mais contrairement à ses prédécesseurs,
il refuse l'animation par ajout de scènes de la vie quotidienne.
Il cherche plutôt, à la façon des Impressionnistes,
à capter une atmosphère, l'instant particulier qui
va sublimer un paysage : la lumière d'un matin d'automne,
la douceur d'un crépuscule d'été.
Lui seul est capable de restituer la différence de luminosité
entre une lune d'hiver et une lune de printemps. Il est aussi
le maître du paysage de neige.
En 1956, le gouvernement japonais lui décerne le titre
de Trésor national vivant et son estampe "Neige
au temple Zozo-ji" de 1925 est classée "Bien
culturel intangible".
i)
L'entreprise Watanabe face aux challenges du XXe siècle
Le
pari de Watanabe sur la nouvelle estampe sera rapidement gagné.
Les amateurs occidentaux vont collectionner avec ardeur les
estampes Shin hanga.
Il sera bientôt concurrencé par de nombreux éditeurs
qui se lancent à sa suite pour produire les artistes qu'il
a découverts.
On retiendra les noms d'Unsodo, Uchida de Kyôto, Teiichi
Doi ou Shobisha.
Le
mouvement Shin hanga a prospéré de 1915 à 1942
puis, de nouveau, à partir de 1946 jusqu'à la fin
des années cinquante.
La société d'édition Watanabe a traversé
le XXe siècle, survivant aux drames et aux crises.
Lors du tremblement de terre de 1923 qui détruit Tokyo
à 70 %, la boutique de Watanabe et ses ateliers sont
réduits en cendres.
L'éditeur recommence alors à zéro, ses artistes
et artisans à ses cotés. Les meilleures estampes sont
redessinées et regravées.
Les estampes imprimées avant le tremblement de terre sont
actuellement les plus chères.
Après la guerre qui coupa le Japon du marché international,
les affaires reprennent normalement, mais beaucoup d'artistes
et d'artisans sont décédés ou ont pris leur
retraite.
Avec la mort de Shozaburo Watanabe en 1962, le Shin hanga
s'éteint en tant que mouvement artistique mais ses ateliers
poursuivent la production.
Actuellement, la société d'édition et sa galerie
sont toujours en activité à Tokyo dirigées
par le petit-fils du fondateur, Shoichiro.
Des estampes Shin hanga sortent toujours des ateliers, signées
des noms des plus grands artistes, ceux que l'initiateur du mouvement
avait découverts. Elles sont imprimées avec les
bois gravés d'origine et peuvent ainsi toujours être
qualifiées "d'estampes originales".
L'estampe Shin hanga reste méconnue en Europe du Sud,
notamment en France où l'on pense parfois que l'histoire
de l'estampe s'est arrêtée à l'instant où
le Japon s'est ouvert sur le monde.
©
Bettina Vannier
Diplômée de l'école du Louvre
Directrice d'ArtMemo
Représentante pour la France de la S. Watanabe Color Print
Co.
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